Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 128

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
rapports entre clients et professionnels ; etc. En conséquence de quoi les pratiques
formalisées et les intérêts des acteurs se trouvent reliés à la même « culture
organisationnelle ». Celle-ci est cependant ancrée dans un champ de contraintes
matérielles qui se renforcent mutuellement. La gestion des ressources financières
et humaines se trouve ainsi emmêlée aux enjeux entourant l'implantation des
innovations sociales. Au Québec, les difficultés d'implantation des Conférences
de règlement amiable en matière civile s'explique ainsi en partie par la réticence
de voir les juges intervenir trop tôt dans la trajectoire de dossiers qui, « de toute
façon, se règleraient par eux-mêmes bien avant de passer devant la cour ». L'implantation
de cette pratique buttait ainsi sur des impératifs essentiellement financiers,
abordés sous le couvert de la « bonne administration de la justice ».
Sur le plan de l'ajustement mutuel des pratiques, les mêmes problèmes se
posent dans le domaine de la justice qu'au niveau référentiel ou normatif de l'action
: l'ajustement et l'enchevêtrement des repères, des pratiques et des habitudes.
Ces pratiques, se succédant ou s'appelant l'une l'autre, structurent un tout
difficile à modifier. L'action judiciaire est d'abord et avant tout construite sur les
attentes mutuelles des acteurs, puis sur une logique d'action de laquelle il devient
difficile de se dégager, sans se placer volontairement hors-jeu. Au plan sociologique,
les pratiques partagées constituent les vecteurs d'une véritable socialité.
Aussi, sauf dans le cas de pratiques marginales susceptibles, sans les compromettre,
de compléter les activités déjà admises, une cohérence d'action s'impose
inévitablement et préserve le champ judiciaire de toute innovation radicale.
Bref, une pratique nouvelle a d'autant plus de chance de s'inscrire efficacement
dans le répertoire des formes d'action établies qu'elle s'y intègre sans rien
confronter : on pense à la façon dont le traitement de texte est venu remplacer la
dactylo ou comment le dictaphone s'est substitué à la sténographie 49. Elle se
confond alors rapidement au socle des pratiques établies ; ou au contraire exige
un rééquilibre complet des manières de faire. Elle ne parvient alors à s'imposer
que pour des raisons impératives, en conséquence de quoi, une partie importante
du répertoire des pratiques admises peut « théoriquement » être modifiée. On
connaît cependant très peu de cas susceptibles de conduire à une telle mutation.
Ainsi, au sein des tribunaux judiciaires, malgré le développement rapide des
techniques de communications télévisuelles dans l'espace social (Skype, visioconférence,
etc.), les auditions se déroulent encore en présence des parties et des
témoins 50. Dans le cadre d'un projet pilote mené dans le district judiciaire de
49. De même, les travaux menés en France sur l'usage de la visioconférence montrent qu'elle a pu
facilement s'établir parce qu'elle ne remettait pas directement en cause la structure procédurale
des audiences et, au contraire, ne faisait que la dupliquer virtuellement : Laurence DUMOULIN
et Christian LICOPPE, « Innovation, routinisation et gestion de l'imprévu dans les audiences par
visioconférence : comment un écran et une caméra sur un meuble à roulettes travaillent l'organisation
judiciaire en France », dans Déviance et Société, 37, 3, 2013, p. 323 à 343. Les auteurs
parlent de la production de normes pratiques à la routinisation des audiences à distance.
50. Encore ici, le monde de la justice n'échappe pas à la tyrannie des habitudes, même lorsqu'elles
peuvent être avantageusement remplacées par d'autres, et on finit par trouver des vertus intrinsèques
à des pratiques qui n'ont peut-être plus aujourd'hui la fonctionnalité (ni le caractère de
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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