Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 13

INTRODUCTION
4. Procédure intellectuelle et théorie de moyenne portée
L'étude du changement exige qu'on définisse l'échelle sur laquelle on entend
l'étudier. On ne réfère pas ici aux études de cas qui ont inspiré cet ouvrage. On
renvoie plutôt au niveau de généralité (et par conséquent au niveau d'analyse) où
nous avons tenté de placer ces travaux.
La sociologie est traversée par une diversité d'inspirations théoriques. Les
grandes interprétations évolutionnistes, prospectives ou téléologiques proposées
par une partie de la sociologie 10 s'y trouvent constamment balancées dans le
cadre d'approches plus descriptives et compréhensives, souvent dans le cadre de
travaux menés à une échelle plus microscopique. Si les premières se sont souvent
montrées incapables d'expliquer la mutation parfois chaotique des rapports sociaux,
les conclusions des secondes sont souvent plus difficiles à généraliser.
Placée entre ces pôles, l'étude des processus sociaux nous est apparue plus
utile sur le plan heuristique, à la fois parce qu'elle est adaptée à l'étude de phénomènes
et d'évolutions observables empiriquement sur des périodes variées,
mais surtout parce qu'elle offre la possibilité d'un transfert de ses résultats d'un
champ social à l'autre 11.
On a donc résisté à la tentation de tout expliquer ou d'inscrire nos conclusions
dans le cadre d'une quelconque métathéorie. Nous nous sommes surtout investi
dans l'étude de phénomènes observables, émergents ou en voie d'objectivation,
caractérisés par leur récurrence, leur redondance ou leur opposition. Cette perspective
ouvre la porte au développement de théories de moyennes portées 12. Elle
favorise l'étude de la société par son mouvement plutôt que par la description
d'expériences sociales atypiques ou d'arrêts sur image. Cette théorisation de
moyenne portée ne nie pas l'intérêt d'autres perspectives, qu'il s'agisse de
l'étude détaillée de pratiques de justice émergentes, de « milieux innovants »,
d'entreprises judiciaires engagées (lawyering), de réformes administratives, sous
le coup du new public management, etc. On a cependant cherché surtout à détacher
nos observations de leur expression située pour nous arrêter à des processus
plus lents, susceptibles de servir de base à l'étude du changement, quels que
soient le champ et le moment du temps social observés.
Parallèlement, il a bien fallu répondre aux difficultés intellectuelles qu'impose
la complexité du monde. On doit modestement reconnaître que tout effort
de théorisation exige une forme ou une autre de simplification. Nous n'avons pas
10. On pense aux perspectives tour à tour inspirées par des approches, évolutionnistes, socio-historiques,
fonctionnalistes, structurales ou structuro-marxistes qui dominaient à une certaine période,
alors que les perspectives concurrentes inspirées par l'interactionnisme symbolique ou le
constructivisme restaient en marge du débat intellectuel.
11. Ainsi, une partie des hypothèses sur lesquelles sont construites les études rassemblées dans cet
ouvrage ont trouvé leur inspiration dans des travaux portant sur les systèmes de santé et non sur
le système juridique ou sur le système de justice.
12. J'emprunte librement le terme à Robert K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologique,
2e éd., Plon, Paris, 1965.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

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