Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 140

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
sociales les plus usuelles en matière numérique et, par extension, sur les conditions
présidant au renouvellement graduel du répertoire des pratiques judiciaires
« par le bas », sous la pression des nouvelles technologies. On parle ainsi dans le
chapitre suivant de ré-institutionnalisation.
Bref, toute innovation doit trouver une inscription claire dans la logique des
intérêts déjà établis dans le champ d'action où elle entend s'intégrer. Combiné à
une approche stratégique des vecteurs de changement, le recours aux intérêts des
acteurs du champ et à la capacité de ces acteurs à coloniser ces pratiques innovantes
sont sans doute les conditions les plus certaines de leur intégration institutionnelle.
Il s'ensuit que la définition des conditions normatives et référentielles
de cette intégration est plus susceptible de suivre ce mouvement que de le
précéder. Le changement trouve du coup ses origines premières dans la mutation
des pratiques sociales, ce qui n'empêche pas que les conditions d'un mouvement
d'ensemble soient également rencontrées. En contrepartie, on doit postuler que
les idées précèdent toujours l'action, et qu'elles « mènent le monde » 71.
3. Conclusion : le changement par la mutation des pratiques
Entre le changement en tant qu'idée (à tous les niveaux à la fois de l'action)
et la pratique du changement (la réduction pratique des innovations) se dessinent
les conditions d'une réforme des institutions publiques ou du moins de tout
champ d'action fortement institutionnalisé. Dans le cadre de travaux antérieurs
portant sur les réformes de la santé, nous avions pu démontrer qu'en matière de
service de première ligne, le développement des cliniques de médecine familiale
avait précédé leur valorisation (fondée sur la symbolique des rapports entre médecins
et patients) et leur traduction juridique. Ainsi, l'évolution de ces pratiques
a-t-elle précédé celle de leur justification « en valeurs » de même qu'elle avait
précédé le cadre normatif qui allait ultérieurement leur servir de support. Ces
mouvements se sont évidemment suivis de près, mais c'est du fait de la réactivité
des acteurs politiques et des juristes de l'État. En vérité, les paramètres de cette
réforme ont d'abord été expérimentés et adoptés par les acteurs du champ euxmêmes
(c'est-à-dire au niveau pratique de l'action) avant de faire l'objet d'une
mutation sur le plan normatif et symbolique, c'est-à-dire aux niveaux normatif et
référentiel de l'action. Développées en réponse à des impératifs pratiques, ces
innovations ont simplement par la suite bénéficié d'un réinvestissement de sens.
De même, les premiers travaux théoriques réalisés sur l'avenir des pratiques de
médiation et de conciliation profitaient déjà d'une large expérience pratique de
ces innovations et de leur caution empirique 72.
71. Dans ce sens, la proposition que nous soumettons ici prend le contrepied des hypothèses qui
fondent le néo-institutionnalisme discursif. Sur cette perspective, on lira Vivien A. SCHMIDT,
" Discursive Institutionalism : The Explanatory Power of Ideas and Discourse " , dans Annual
Review of Political Science, 11, 2008, p. 303-326.
72. Pierre NOREAU, Droit préventif : le droit au-delà de la loi, Éditions Thémis, Montréal, 2016.
[1ère édition : 1993].
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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