Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 167

POUR UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE DU CHANGEMENT
Le tableau 1 propose une cartographie des mouvements
d'institutionnalisation et de désinstitutionnalisation qu'on peut observer ou qui
sont périodiquement envisagés au sein du système de justice québécois. Sa valeur
est plus illustrative qu'explicative. Elle offre cependant une description
schématisée des mutations qu'a connues le système de justice au Québec depuis
une cinquantaine d'années. C'est le mouvement et la combinaison de ces
instances de régulation référentielle, normative et pratique et leur relation avec
les processus d'institutionnalisation, de gestion et de désinstitutionnalisation
qu'on circonscrit ici, et à partir desquelles un certain nombre d'hypothèses
peuvent être élaborées sur l'origine et la destinée du changement en matière de
justice.
Avant de nous pencher sur les « effets de contexte » susceptibles d'accélérer
ou de ralentir l'implantation d'une innovation, il apparaît opportun d'aborder
également les « effets de cycle » qui peuvent accompagner l'évolution de toute
innovation sociale. C'est souvent le cas lorsque ces expériences se développent
à la périphérie de systèmes fortement institutionnalisés comme celui du système
de justice. Au processus de désinstitutionnalisation peut ainsi succéder un autre,
dit de ré-institutionnalisation 109.
Il s'agit d'un mouvement facilement observable en matière de justice, même
dans un contexte de dessaisissement où, après la désinstitutionnalisation d'une
partie de sa juridiction, le tribunal réintègre dans la trajectoire judiciaire le domaine
d'action qu'il avait temporairement cédé à l'initiative de la société civile.
C'est également le cas lorsque ce dessaisissement est partiel, et que la justice se
garde un pouvoir d'intervention ou d'homologation. C'est par exemple le cas en
matière de médiation familiale alors que les conventions signées par les ex-conjoints
doivent obligatoirement faire l'objet d'une décision judiciaire. Plusieurs
auteurs ont de même souligné qu'il était contradictoire que les conventions établies
entre des parties dans le cadre d'une médiation civile deviennent exécu109.
Le processus de ré-institutionnalisation des innovations est central dans la trajectoire qui relie
le changement social et l'évolution des institutions. Ici, la tendance n'est pas au « lâcher prise ».
L'histoire des champs fortement institutionnalisés fournit de multitudes exemples de ces processus
qui, de près ou de loin, conduisent à la récupération institutionnelle d'un grand nombre
d'innovations sociales. À titre d'exemple, on pense notamment au droit reconnu récemment aux
étudiants en droit de fournir des avis juridiques sous le contrôle de membres du Barreau du
Québec ou la Chambre des notaires. Tous deux s'étaient toujours strictement opposés à cette
possibilité, considérée comme une menace au monopole exercé par leurs membres sur le marché
du conseil juridique. En échange, le gouvernement a donc immédiatement confié à ces mêmes
ordres professionnels le mandat de définir, dans le cadre d'un règlement, les conditions de mise
en œuvre de ces nouvelles dispositions. Or, ces conditions d'exercice ont été si restrictivement
définies, qu'elles en viennent à consacrer à nouveau le monopole complet des membres du Barreau
et de la Chambre sur la pratique du droit. On trouve une multitude d'exemples de ce type,
par exemple en matière de médiation familiale, de justice réparatrice, de médiation civile, de
mesures de rechange en matière criminelle, etc. Dans tous les cas, ces innovations, après avoir
bénéficié d'un premier mouvement de désinstitutionalisation, ont rapidement été réinstitutionnalisées
dans le champ déjà institué du droit.
167
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social

Table des matières de la publication Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social