Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 184

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
réappropriation sociale constante de la normativité juridique et à sa réinterprétation
mais, plus encore, du fait que le processus d'objectivation qui définit la nature
particulière du droit ne lui est pas propre. Il constitue en effet la condition
même de la construction sociale, sinon de tout « fait social », de sorte que l'objectivation
juridique du monde (on pense plus strictement ici à la législation et à
la réglementation) n'épuise pas l'ensemble des processus sociaux qui conduisent
à la structuration continue des rapports sociaux. Il n'en constitue tout au plus
qu'une modalité particulière, dont l'État est le moteur.
La multiplication des espaces ouverts à la construction sociale, qu'elle soit associée
à la subjectivation continue des normes établies ou à la cohabitation des normativités
issues de sources diverses, place l'édification juridique du monde social dans
un mouvement opposant des propositions normatives et sources de normativités en
tension ; mouvement où les normes établies et formalisées le cède graduellement à
d'autres, en voie de définition. Le changement est défini ici comme le produit de ce
double mouvement d'institutionnalisation et de désinstitutionalisation des rapports
sociaux. C'est du moins à cette conclusion que mènent les analyses et les observations
proposées dans cet ouvrage 1. Cette proposition n'exclut pas l'existence d'une
hiérarchie des normes et d'une certaine verticalité des sources de la normativité, mais
récuse l'idée d'une forme de panjurisme où le droit étatique servirait de parapluie à
toutes les autres formes de la normativité, sinon de la régulation.
Cela étant, la définition que nous avons d'abord donnée des mécanismes
d'objectivation normative du monde social a graduellement connu un
élargissement au cours de nos travaux. La sociologie du droit s'est en partie
développée dans la foulée d'une critique de l'efficacité juridique. Le droit n'y a
pas été conçu comme l'expression définitive du monde social ou comme le seul
et unique fondement des rapports sociaux, (comme le propose Kelsen), mais
comme une expression ou un produit de la vie sociale. Abordée en dehors d'une
conception de la société « construite » par le droit, la régulation sociale trouve
toujours sa source dans l'ajustement mutuel des comportements, et partant dans
la correspondance des attentes entretenues par les individus et les entités
collectives organisées dans leurs rapports entre elles. Le « droit » ne joue pas
toujours un rôle premier dans ces ajustements continus et ne sert que rarement
de justification aux agissements des individus et des collectivités. Au côté de la
régulation normative (entendue au sens strict des règles s'imposant aux individus
sous la contrainte de l'imputation), on s'est intéressé aux régulations pratiques et
symboliques (référentielles) des comportements, puis aux relations qu'entretiennent
entre elles ces diverses instances de régulation sociale.
Cet élargissement n'a été possible qu'à la condition d'un élargissement de la
notion de norme, et de sa réintroduction dans le domaine de la sociologie générale.
Réduite à sa définition restreinte, elle laissait supposer une forme de dépen1.
Sur le strict plan conceptuel, les termes utilisés ont pu connaître des variations d'une étude à
l'autre. On a cependant tenté d'unifier le lexique auquel on recourt plus spécifiquement dans le
cadre de cet ouvrage.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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