Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 46

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
forme arrêtée dans laquelle s'exprime la décision politique, un sous-produit de
l'action publique 6. De même, la sociologie tend parfois à aborder la réforme du
droit comme la conséquence inévitable de changements sociaux antérieurs auxquels
le pouvoir politique n'a pas eu d'autres choix que de répondre par un ajustement
des politiques publiques 7. On postule ainsi inévitablement qu'à l'échelle
du temps collectif, le droit retarde toujours de dix minutes sur l'horloge sociale ;
qu'il consacre généralement des normes déjà dépassées. La fonction juridique est
comprise dans ce sens en tant que mécanisme conservateur. Il fixe un certain
ordre des choses, une image idéalisée de rapports sociaux qui, eux, sont déjà
partis pour Cythère... Aussi le sociologue et l'anthropologue restent-ils toujours
incrédules devant l'image que le juriste lui restitue des rapports sociaux. En regard
de cette vision juridique du réel, souligne Louis Assier-Andrieu, « nul n'eût
sans doute de mots plus durs que Claude Lévi-Strauss. En comparant le juriste à
un 'animal qui prétendrait montrer la lanterne magique au zoologiste' » 8.
Ces regards croisés et plus ou moins hégémoniques rendent surtout compte
de la diversité des sources du droit, de ses origines, des causes et des processus
qui fondent toute réforme de la forme juridique. Le chapitre qui suit propose un
dépassement partiel de ces blocages épistémiques. Il suggère et illustre (plutôt
qu'il ne démontre) l'existence de plusieurs sites possibles, d'où peut naître une
éventuelle réforme du droit. On entend cependant ici la réforme du droit dans son
sens le plus large : d'où vient que le droit change ? La question peut être entendue
dans deux sens différents. Elle prétend à la fois ouvrir les perspectives sur le
moteur du changement, mais s'impose également l'obligation périlleuse de situer
dans le cadre d'une conception plus ou moins cyclique de l'activité sociale, politique
et juridique, les processus stabilisateurs de la normativité et les points de
fuite susceptibles de nous projeter hors du droit établi. Ces points de fuite sont
les véritables sources de toute réforme du droit. Ils offrent un modèle de mutation
de la normativité juridique - une modélisation du mouvement normatif - et ce
modèle vaut en tant qu'hypothèse générale sur les conditions de réforme du droit.
Le modèle que nous proposons ici est cependant fondé sur plusieurs postulats
complémentaires :
modèles de gouvernance », dans Nelson MICHAUD (dir.), Secrets d'États ? Les principes qui
guident l'administration publique et ses enjeux contemporains, 2e éd., Presses de l'Université
du Québec, Québec, 2017, p. 51-76.
6.
7.
Jacques COMMAILLE, « Le droit peut-il être un révélateur de transformations profondes des politiques
publiques ? L'exemple des réformes récentes en France », dans Pierre NOREAU (dir.),
Le droit à tout faire : Exploration des fonctions contemporaines du droit, Éditions Thémis,
Montréal, 2008, p. 9-32.
Pierre LASCOUMES, « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques », dans
L'Année sociologique, 40, 1990, p. 43-71 ; Patrice DURAND, « Légitimation, droit et action publique
», dans L'Année sociologique, 59, 2, 2009, p. 303-344.
8. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, Nathan, Paris, 1996, p. 36 ; la
référence à Claude LEVI-STRAUSS est tirée de Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, p. 56.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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