Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 50

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
ainsi l'ensemble des activités sociales susceptibles de produire des régulations
sur la plan référentiel (symbolique), normatif ou pratique reconnues comme contraignantes
par les agents d'un champ social donné. Il s'agit d'un processus continu
13.
En l'absence de ce processus constant, rien ne viendrait distinguer l'activité
humaine de ses traductions institutionnalisées. Les références au beau se
trouveraient toujours traduites dans les critères esthétiques consacrés par l'art et
l'académisme. La spiritualité s'exprimerait entièrement dans le rituel proposé par
une Église établie. Les décisions politiques rencontreraient invariablement les
priorités sociales du moment. Le droit y tiendrait lieu de sociologie. Les
comportements individuels seraient tous caractérisés par leur prévisibilité et leur
conformité aux normes instituées. Les parents éduqueraient leurs enfants en
reproduisant tout simplement les valeurs, les normes et les comportements qu'ils
ont appris de leurs propres ascendants, de sorte qu'une forme d'équivalence en
viendrait à s'établir entre élevage et éducation. En soi, cette recherche de la
stabilité sociale n'est pas exceptionnelle. Elle a largement influencé une partie
de la tradition sociologique, en Europe comme en Amérique. Une certaine idée
du droit et de la morale est fondée sur cet idéal de fixité que recouvre la notion
de droit naturel. La société s'y trouverait définie sous la forme idéalisée d'une
institutionnalisation arrêtée. Nous aurions ainsi atteint, au sens hégélien du
terme, la fin de l'histoire 14. L'existence collective s'exprimerait moins par le
caractère singulier d'une communauté de destin que par la fixité des formes de
la vie personnelle et de la vie sociale.
Or, on connaît la singularité de la vie personnelle. Et si la sociologie nous
protège régulièrement des illusions biographiques (de l'idée que notre vie est
absolument singulière), l'expérience courante nous révèle néanmoins qu'une
partie de la vie de chacun échappe aux socialisations acquises ; que d'une certaine
façon, nous ne sommes jamais totalement socialisés 15. Une partie de ce
que nous sommes résiste à la culture imposée. Cette dimension de notre personnalité
explique une capacité créatrice qui trouve une expression courante dans le
jugement toujours un peu surpris que nous posons sur nous-mêmes et les autres ;
dans notre capacité, même émoussée, de nous indigner des habitudes imposées
par une vie ordinaire. Cette résistance vis-à-vis des données acquises et stables
de la vie courante est à l'origine d'une constante expérimentation personnelle et
sociale 16. C'est cette disposition qui fonde la capacité de chaque société de renouveler
le stock de ses normes et références, que celles-ci soient fondées sur de
nouvelles représentations ou sur de nouvelles pratiques.
13. Andrée LAJOIE, Roderick A. MACDONALD, Richard JANDA et Guy ROCHER (dir.), Théories et
émergence du droit : Pluralisme, surdétermination et effectivité, Éditions Thémis/Bruylant,
Montréal/Bruxelles, 1998.
14. Georg W.F. HEGEL, Phénoménologie de l'esprit, Gallimard, Paris, 1993.
15. Voir Pierre BOURDIEU, « L'illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales,
62-63, juin 1986, p. 69-72.
16. Georg SIMMEL, « Digression sur le problème : comment la société est-elle possible ? [1908] »,
dans Patrick WATIER (dir.), Georg Simmel, la sociologie et l'expérience du monde moderne,
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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