Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 58

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
étape dans toute réforme du droit. Cette réception du droit ne concerne cependant
pas uniquement la relation du citoyen, du justiciable ou du praticien au droit,
mais également celle des tribunaux. Dans la tradition de common law, la jurisprudence
joue un rôle central dans la réception de la loi ou de la réglementation,
mais c'est également vrai de la tradition de droit civil, même en France, où la
Cour de Cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel contribuent à
la réinterprétation, sinon à la recomposition continue du droit.
Or, cette réception ne met pas fin au cycle de la normativité. Bien sûr une
stabilité s'instaure dans l'interprétation et la réappropriation sociales de la normativité
juridique, mais un point de fuite subsiste, dans la diversité des innovations
sociales, des expériences qui fondent les nouvelles représentations et les
nouvelles pratiques sociales.
2. Boucles de régulation, points de fuite et réforme permanente
de la normativité
Contrairement à ce qu'on pourrait être tenté de conclure à la lecture de ce qui
précède, tout n'est pas que mouvement dans ce cycle apparemment sans fin de la
normativité sociale. Pour « didactique » que soit cette proposition, elle est inévitablement
trahie par la complexité du mouvement social et par les exigences
mêmes de la stabilité juridique des normes. Encore-là, il faut reconnaître l'infinie
diversité des sources potentielles de droit (sinon du Droit). Aussi, les quatre mécanismes
circonscrits ici, et placés dans la foulée d'une succession d'étapes prévisibles,
ne doit pas faire oublier qu'elle peut naître de n'importe quel de ces
sites, et passer de l'un à l'autre sans transition obligée. Ainsi, la peine de mort a
été abolie juridiquement contre une opinion publique majoritairement favorable
à la peine capitale.
Il ne s'agit par ailleurs pas de fixer quatre points figés quelque part sur la
trajectoire obligée du monde social, et chacun de ces points correspond plutôt à
un processus qu'à une étape obligée. On pourrait parler ici de boucles de régulation
38. Le concept est évidemment largement exploité par la littérature, notamment
en sociologie, mais rend compte de ce que la régulation juridique, qui est
celle à laquelle on pense spontanément en tant que juriste, n'est qu'un processus
de régulation sociale parmi d'autres. Ces régulations assurent à la fois la stabilité
des référents sociaux et la condition de leur mutation continue. Dans cette perspective,
toute réforme de la normativité s'inscrit toujours comme le point de fuite
de l'une ou l'autre des boucles qui contribuent à cette régulation sociale.
38. C'est volontairement que je recours dans ce chapitre à la notion de « boucle de régulation »
plutôt qu'au concept plus courant de « système », souvent employé par le fonctionnalisme ou
l'analyse systémique. J'entends par là mettre davantage l'accent sur le caractère intersubjectif
des processus régulatoires, dans une perspective plus proche de l'interactionnisme et du constructivisme
contemporains.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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