Centraliens - N°630 - La revue des Arts et Manufactures - Décembre 2013 - 63

Carrières

comprendre une part essentielle des enjeux
du travail :
nécessite un « espace de jeu »
1 Travaillerpour permettre une confrontasuffisant
tion à la réalité du monde, du monde 
social en l'occurrence.

donner
la créati2 Cet espace doit pouvoir place à une trace,
vité, il s'agit de
laisser
une empreinte sur le monde qui fasse
sens : apprivoiser le monde pour le faire
en partie sien.

3 Cette créativité sera facilitée par une
implication sensible du corps.

C'est ce que l'on retrouve dans l'intelligence pratique, l'intuition, certains
aspects du métier, du savoir-faire.
C'est par exemple la nécessité que l'on
peut ressentir d'un contact avec la
réalité concrète du terrain pour que les
idées émergent. On peut noter ici également la nécessité d'un certain degré
de résistance de la réalité (comme
la pate à modeler qui résiste).

4 Tout ceci doit avoir lieu dans un environnement (le cadre, l'organisation,

le management, les pairs, les collègues,
etc...) qui tient le double rôle nécessaire
de contenant sécurisant et de renvoi
d'un accusé de réception qui atteste
que ce que l'on a fait est vu, existe dans
le regard des autres ;

5 Pour que le sentiment de soi perdure
voire continue de se construire.
Reprenons les exemples cités en début d'article ;
Tout d'abord le besoin d'être utile, de voir des résultats concrets ou de construire quelque chose
apparaît clairement, essentiellement dans le 2e
élément de notre « modèle ». De même le lien
entre le métier et l'identité peut être entendu au
travers du lien entre les traces laissées (2e et 3e élément) sur le monde, et donc vues par les autres
(4e élément), et le sentiment de soi (5e élément).
Identiﬁer les mises à mal de ce processus
peut aussi donner sens aux observations que
nous avons questionnées :
es dépressions et atteintes du sentiment
L
de soi dans les cas de « mise au placard »,
comme les pertes d'élan vital dans les postes
entièrement formatés, peuvent s'expliquer
par l'impossibilité de vivre ce processus, car
il n'y a plus ou presque plus d'espace de jeu,
plus de possibilité de laisser son empreinte
sur le monde. Dans les cas de « mise au plawww.centraliens.net

card », il n'y a même plus de confrontation à
la réalité sociale.
 ans le cas des réorganisations entrainant
D
des changements brutaux de métiers, certaines personnes peuvent vivre cela comme
une atteinte d'une part de leur identité du
fait de la disparition de l'empreinte qu'ils
avaient mis des années à construire. Si, de
surcroit, le rôle préalable de «  contenant
sécurisant  » de l'environnement est mis
à mal par un manque de clarté véhiculé
par l'organisation, par exemple, cela peut
freiner d'autant plus tout mouvement de
découverte dans un nouvel espace de jeu.
 e la même façon certains types d'organisaD
tions - où le management est désincarné, où
l'on n'a pas de visibilité sur le résultat concret
de son travail (empreinte diluée ou en perte
de sens, sans accusé de réception) - peuvent
augmenter le stress parfois jusqu'au « burnout » : « je devais rendre des comptes à des
responsables basés aux Etats-Unis et qui
ne connaissaient rien à mon métier, ni au
contexte...un jour, en déplacement, je suis
resté prostré sur mon lit à l'hôtel, c'était le
blanc, plus rien n'avait de sens ».

tifier des pistes d'amélioration à mettre en
œuvre progressivement : En quoi les différents
aspects de l'organisation du travail empêchentt-ils ou non le processus individuellement et
collectivement ? Pour répondre à quels objectifs et/ou quelles contraintes ? Quel est le degré
éventuel d'atteinte de notre processus avec
quelles conséquences (perte de savoir-faire,
non « exploitation » et dégradation de l'intelligence-pratique, dégradation de l'énergie au
travail et de la santé...) ?
L'ouverture amenée par notre éclairage sur
la possibilité d'une meilleure prise en compte
du potentiel créatif de chacun me semble une
piste importante à investiguer de nos jours
dans un contexte où les potentialités d'innovation de nos entreprises deviennent essentielles face à la concurrence croissante liée à la
mondialisation.
■
1. Témoignage recueilli sur France Culture : émission
« les pieds sur terre », reportage de Stéphane Correa du
26/01/2005, rediffusé le 25/01/2012
2. C'est notamment Winnicott qui a le premier expliqué la fonction de l'objet transitionnel : le « doudou »
3. Le jeu décrit par Winnicott correspond à la traduction de « play » et non de « game ».

Mais comment prendre en
compte ce nouvel éclairage
et que peut-il apporter ?
Individuellement il peut faciliter la compréhension de notre propre fonctionnement par
rapport au travail : où se situe notre besoin
préalable d'un cadre sécurisant pour pouvoir
nous mettre au travail ? Comment se traduit
pour nous le sentiment de créer, de laisser
une trace, une empreinte  ? Où se situe, ou
pourrait se situer, notre espace de jeu, quelle
est notre réelle marge de manœuvre ? Comment prendre en compte dans notre métier
la nécessité d'implication sensible du corps  ?
Qui, autour de nous, pourrai(en)t jouer le rôle
d'accusé de réception ?
Collectivement, il peut apporter des pistes
pour faciliter le management des hommes et
la façon de repenser l'organisation du travail
en limitant les risques psycho-sociaux et surtout en permettant une meilleure mobilisation
du potentiel de chacun et particulièrement du
potentiel créatif.
Une prise de conscience au niveau managérial de ces mécanismes peut, dans un premier
temps, avoir des effets non négligeables.
Pour aller plus loin, un diagnostic au niveau
de l'organisation peut aussi permettre d'iden-

Marie Cazès est membre associée

de la Sfcoach, membre praticienne du
G.R.A.A.M. - Groupe de Recherche
Appliquée sur l'Accompagnement des
Managers - Elle a une expérience de plus
de 20 ans dans le conseil en management,
l'accompagnement de projets de changement dans les organisations, et de plus de
12 ans dans l'accompagnement de personnes autour de leur travail.
Elle est chargée d'enseignement à l'université Paris II dans le cadre du Master 2
de coaching et chargée d'enseignement
complémentaire à l'Ecole Centrale de Paris.

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