Centraliens - N°630 - La revue des Arts et Manufactures - Décembre 2013 - 8

Actus

gens, en attente d'un appel imminent sous
les drapeaux, créait une ambiance toute
irréelle que Boris Vian et Alfred Jabès ont,
avec Jacques Demaux et Francis Jones, parfaitement rendu dans une sorte de chronique
rédigée à quatre mains l'année suivante.
Alfred Jabès doué d'un beau coup de crayon
y réalisa la majorité des illustrations. On y
trouve narrée de la façon qu'on imagine,
l'histoire de quelques chahuts mémorables,
de deux spectacles chantés produits en
ville et d'une visite bien arrosée à l'usine
Hennessy de Cognac. Les jeunes pistons, qui
comptaient trois jeunes filles, avaient colonisé Bourgines, une petite île d'un bras de la
Charente qui devint leur lieu favori de détente. Boris Vian lui consacra dans la Chronique un petit poème en alexandrins dont
voici un extrait :

Alfred et Boris à Angoulême 1939-1940.
Archives A. Jabès.

« On arrive. Et là, près de l'eau c'est la détente
On plonge un peu gêné, sous les regards railleurs
L'herbe est un ring parfait pour les gars batailleurs.
Et souple sous sa peau, va la rivière lente...
On retrouve en ce lieu tous les copains de thurne
Vidal notre Apollon, Costes le taciturne
Sahir le musculeux, Thillet le chevelu
Et Marcelle, en un canoé qui se prélasse ;
Lucienne, avec Nicole au thorax mamelu.
Puis on attend sans se presser que le temps passe »
Alfred Jabès et Boris Vian se retrouvèrent
après l'armistice à Paris rue Montgolfier
en 2e et 3e années. Ils partagèrent la même
thurne et ayant choisi tous deux la spécialité
métallurgie eurent ensemble à concevoir en
concours de sortie un projet d'usine à zinc.

Chronique d'Angoulême, 1940-1941.
Dessin d'Alfred Jabès.
Archives A. Jabès.

Juif, Alfred Jabès connut des moments
très difficiles à Paris durant l'Occupation.
Conscient dès 1939 de ce que signifiait
l'arrivée des nazis, il y vécut une existence
précaire, loin de ses parents et dans une
angoisse quasi-permanente. La famille
Vian l'accueillait alors fréquemment à Ville
d'Avray : « En dehors de l'École, j'allais souvent chez les Vian, une des rares familles qui
m'invitait... En arrivant à l'improviste chez
eux, vous étiez accueillis comme si vous leur
faisiez un cadeau... ». Sa nationalité italienne le protégea, lui évitant notamment
de porter l'étoile jaune jusqu'à ce que fin
mars 1943, grâce à Marie José de Belgique,
l'épouse d'Umberto, hériter d'Italie, il puisse
avec quelque 800 coreligionnaires s'enfuir
à Rome. Il ne revint à Paris qu'en 1946.
Sa clairvoyance en 1939-1940 surprit Boris Vian alors que la plupart de ses camarades, forts de leurs 20 ans, manifestaient

selon ses dires la plus complète indifférence
aux graves problèmes de l'heure. « Jabès.
Il faut demain que je vous parle de Jabès, écrivit-il en 1951 dans son journal intime. C'est
une de mes images de 1940, près de la fin,
en juin. Dans sa chambre. Vraiment, tout le
monde commençait à foutre le camp. C'est lui
qui m'a fait comprendre. Il était atterré. Juif
italien, tout petit, drôle, bon copain. J'aimais
bien Alfredo. Je l'aime bien encore. On ne se
voit plus. On ne peut pas. Mais, je l'aime bien.
Sur son lit ; il a dit des choses, quelles ! je ne
sais plus ; je me rappelle, il logeait au-dessus de
l'Océanic-bar où allaient boire les deux garçons de l'école, ceux qui encollaient les planches
à dessin. Alfred et Jules, je crois. Atterré, Jabès
m'a atterré. J'ai compris ; foutus, allemands,
etc. Compris rien du tout : juste compris que
quelque chose cassait. L'après-midi j'ai foutu
le camp d'Angoulême. Le 8 juin, je crois sur
ma bécane... » Inutile de dire que cette
conversation et tant d'autres poursuivies
jusqu'en 1943 ont profondément marqué
Boris Vian, même si la guerre de 1939-1945
n'a pas fait l'objet, sauf dans sa pièce L'équarrissage pour tous (1948), de développement
particulier dans son œuvre. On peut être
sûr cependant qu'elle l'imprégna profondément, ne serait-ce que du fait de ses prises de
position anti- militariste et anti- raciste. Sauf
erreur, d'ailleurs, la seule organisation militante à laquelle il adhéra fut la Ligue contre
le racisme et l'antisémitisme. De ces années
d'Occupation, Boris Vian dira plus tard, lors
de la polémique suscitée par sa chanson du
Déserteur : « Ceux qui comme moi ont eu
20 ans en 1940 ont reçu un drôle de cadeau
d'anniversaire... Ajourné à la suite d'une
maladie de cœur, je ne me suis pas battu,
je n'ai pas été déporté, je n'ai pas collaboré - je suis resté, quatre ans durant, un
imbécile sous-alimenté parmi d'autres un qui ne comprenait pas, parce que pour
comprendre, il faut qu'on vous explique... »
Juste avant sa fuite en Italie, Alfred Jabès qui
voyait régulièrement son camarade Boris,
marié depuis juillet 1941 à Michelle Léglise,
père du petit Patrick, et désormais ingénieur
à l'AFNOR, prêta son crayon à l'illustration
d'un texte que Boris écrivit pour distraire sa
jeune épouse opérée de la thyroïde. Ce Conte
de fées à l'usage des moyennes personnes,
resté longtemps inédit, a été publié avec ses
illustrations en 1997.
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Centraliens no630 [décembre 201
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