Centraliens - N°631 - La revue des Arts et Manufactures - Janvier/Février 2014 - 39

Mesdames les maires ont donc pensé qu'il
était urgent de donner la parole aux invisibles, aux oubliés de l'histoire de ces barrages.
Effectivement, la plupart des témoins avaient
entre 10 et 30 ans à l'époque du déplacement
« involontaire » de leur famille et ils avancent
en âge. Le regard comparatif porté par un
anthropologue s'est imposé. Il était pertinent
de transposer une expérience internationale
à une échelle régionale pour chercher à comprendre ce qui s'était passé, localement, « chez
nous ». Le groupe EDF a accepté de jouer le
jeu avec Armelle Faure, anthropologue qui
possède une expérience de 30 ans sur les barrages, dont près de 20 ans de travaux effectués
avec la Banque Mondiale auprès des populations locales, dans les plans de réinstallations
en Afrique, en Chine et à Madagascar.
Localement, il était nécessaire de rénover
l'image de cette infrastructure hydroélectrique auprès des populations riveraines. Les
Conseils Généraux de la Corrèze et du Cantal
ont établi un partenariat avec le Groupe EDF
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et avec l'anthropologue pour créer un fonds
qui n'existait pas auparavant dans les archives
départementales. Il est composé aujourd'hui
des témoignages oraux et des documents privés que les familles souhaitent déposer pour
préserver cette mémoire de la vallée (dossiers
d'expropriations, photos, lettres, dessins etc.).
Le caractère officiel de la démarche renforce
le sentiment de reconnaissance symbolique
pour les déplacés. Les expropriés passent du
statut de victimes du progrès, négligés par
l'industriel et oubliés par le pouvoir central,
à celui d'acteurs de l'histoire, porteurs d'une
parole qui permettra de ne pas oublier leur
vallée, ni la vie de leurs ancêtres. Leurs récits
participent désormais à la grande histoire de
la performance énergétique.
Le programme a considérablement arrangé
les relations entre l'exploitant et les populations locales. Pour la première fois de leur
vie (peu d'entre eux avaient parlé de ce choc
auparavant) les témoins ont accepté d'exposer
ce qu'a signifié pour leur famille ce déplacement « involontaire ». La France de l'époque
n'était pas riche. Elle sortait de la seconde
guerre mondiale et il fallait financer la guerre
d'Indochine. En outre, l'inflation monétaire
a provoqué une érosion continuelle des indemnités compensatoires d'expropriation.
Les familles qui ne parvenaient pas à s'arracher au plus tôt du bord de la Dordogne et à
s'extirper du projet familial de leurs parents,
celles qui sont restées jusqu'à la submersion
de leurs fermes et de leurs maisons, n'ont pas
trouvé de terres de substitution d'une valeur
équivalente à ce qu'elles possédaient. Beaucoup ont préféré rester là, par affection, malgré une forte baisse de leurs ressources. Pour
ces populations, la problématique posée fut la
suivante : comment passer du paysannat, et du

Mme Bonhomme, née Rivière. Sa famille a perdu son exploitation
de 65 ha de terres agricoles sous le lac de Bort.

à ignorer les populations sacrifiées « au progrès ». Or, l'attachement au territoire de ces
familles expropriées entre 1946 et 1950 est tel
qu'un grand nombre est resté sur place, perpétuant leur ressentiment contre le lac qui a
englouti leur passé familial. 120 familles ont
été expropriées d'une vallée fertile où certaines
propriétés approchaient les 100 hectares, la
moyenne était de 15 à 25 ha. Cette vallée était
prospère grâce à la liaison directe avec Paris
par le train, et par la desserte de 4 petites gares
issues du Plan Freycinet de la IIIe République.
Le chemin de fer est désormais sous le lac.
Le chef-lieu d'arrondissement de Port-Dieu
n'a été reconstruit à Confolent qu'après une
longue lutte de ses habitants, aidés par H.
Queuille, mais trop tard. Il n'a pas pu accueillir les malheureux déplacés qui ne voulaient
partir à aucun prix. Le château de Val, joyau
médiéval d'Auvergne, a perdu toutes ses terres
agricoles, rendant son entretien par la famille
d'Arcy impossible.

les barrages

Mr Farges, Argentat. Son père a fait exploser leur maison
et leur auberge, à l'expropriation causée par le barrage
du Sablier.

1. A commencer par la fameuse OP. 4.12 « Involuntary Resettlement » sur les déplacements de population, qui associe la réinstallation et la réhabilitation
des ressources au delà d'un simple et traumatique
déplacement « involontaire ».
2. http://centrale-histoire.centraliens.net/divpdf/
barrages-JLB.pdf
3. Extraits d'Arch. dép. Corrèze : Cotes 11AV61
et 11AV62. Arch. dép Cantal : Cotes 4 AV 496/1
et 4 AV 496/2.

http://centrale-histoire.centraliens.net/divpdf/ http://www.centraliens.net

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